L'Affaire Bellounis et la Première Guerre Civile Algérienne

(1957-1960)

L'un des épisodes les plus sombres et les moins racontés de la révolution algérienne

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I-2- Le Foudj de Mohamed Bellounis

  Lorsque la presse française, qui a toujours tendance, volontairement ou non à identifier « combattants algériens » et « FLN », fut amenée à citer Bellounis – à l’occasion du massacre de Mélouza, par exemple (1) – elle le présenta comme le chef des troupes armées du MNA. En réalité, Si Mohamed Bellounis était ce qu’on appelle un « chef de foudj », c'est-à-dire un commandant de groupe possédant une complète autonomie d’action. D’autres chefs de « foudj » combattaient en Algérie, tels que Ziane, tué au cours d’un accrochage ; El Haouas, qui fut contraint, à la suite d’une action psychologique frontiste, de rallier le FLN, Si Mokrane, pseudonyme de El Ammari, ancien responsable MTLD du sud Oranais, qui avait organisé avec Bencherit le premier maquis de la région de Géryville et de Colomb-Bechar. Si Mokrane était resté fidèle à Messali Hadj et avait pris contact avec El Haouas mais essayait en vain de rencontrer Bellounis. Il refusait longtemps de se joindre au FLN et avait constamment des accrochages avec Mourade, commandant FLN de la Wilaya d’Oranie.


Bencherit fut assassiné dans des conditions mystérieuses. Invité d’aller au Maroc, Si Mokrane y fut arrêté et emprisonné avec son adjoint Si Cheddad. Hocine Ben Abdelbaki, dans les Aures était un cas particulier : ennemi acharné des frontistes, il était par ce fait sympathisant du MNA sans pour cela en être membre ou en dépendre politiquement. Les différents chefs de foudj, égaux en grade et indépendants les uns des autres, entretenaient entre eux des relations plus ou moins serrées, plus ou moins cordiales. Ils avaient l’obligation, cependant, de se porter aide en cas de besoin. Ainsi Ziane, en 1956, avait débloqué El Haouas encerclé par la Légion au Djebel N’Senissa (Ouled Djellal). Un accrochage dans le Djebel Mimouna avait également permis à Bellounis de soutenir Ziane, quelque temps avant la mort de ce dernier.
L’armement et le bien être matériel des foudjs MNA variaient souvent. Mais dans tous, le maniement des armes et les commandements étaient semblables et différaient de ceux des unités du FLN.


Au commencement de l’action armée, les zones d’influence des chefs de foudj n’étaient pas délimitées. Un chef de foudj implanté dans une région avait pour mission première d’agrandir sa zonz jusqu’à atteindre d’autres surfaces d’obédience MNA. Les zones ont donc changé de configuration au fil des années des évènements.
En 1955, Bellounis combattait en Kabylie et sa limite extrême sud était Aïn-Bessem, Bouira, El Ksar, Maillot. Puis, en 1956, sous la pression des troupes françaises et des bandes frontistes, il descend vers le sud et s’implante alors dans les hauts plateaux pré-Sahariens. Sa zone d’influence est alors : Aumale, Maginot, Birine, Bouira, Sahary, Aïn El Hadjet, El Khemis. L’année 1956 ayant était bonne pour Bellounis, vers la fin de l’an cette zone c’était agrandi et se limitait par : Aumale, Berrouaghia, Bogharie, Burdeau, Trézel, Frenda, Géryville, Hassi-Bahbah, Bouira-Sahary,M’Sila, El Khemis.


Ziane occupait en 1956 une région bornée par Bou-Saada, Hassi-Bahbah, Aflou, Laghouat, Ghardaïa, Ouled Djellal, Bou Saâda, tandis que celle de El Haouas était comprise entre Bou Saâda, OuledDjellal, Ghardaïa, Biskra, El Kantara, M’Sila, c'est-à-dire au nord-ouest. Si Mokrane, jusqu’à son assassinat tenait nlesud ouest avec Laghouat, Aflou, Geryville. Hocine Ben Abdel Baki cantonnait dans l’Aures.
Au début de 1957, la situation matérielle du foudj de Bellounis était la suivante : les effectifs comprenaient 500 à 600 hommes, la plupart combattants hors pair, mais très médiocrement armés. Une grande majorité ne possédait que des fusils de chasse, d’autres de vieux fusils « Statti » ou Mauser, restés de la dernière guerre qui très souvent, avaient été enterrés une dizaine d’années auparavant et de ce fait étaient en assez mauvais état. Quelques uns avaient la chance d’être en possession d’armes de guerre modernes, prises aux troupes françaises lors de combats, mais c’était l’infime minorité. Les munissions étaient rarissimes, l’on ne tirait qu’à coup sûr et l’embuscade avait pour but principal de s’en procurer. Bellounis avait perdu du terrain et sa zone se réduisait à : Aumale, Maginot, Paul Gazellzq, Chellala, Hassi-Bahbah, Bouira-Sahary, M’Sila, El Khemis.


Les hommes se répartissaient en quatre groupes d’importance inégale, tenant quatre secteurs principaux. Ainsi, 300 combattants environ, soit la moitié des effectifs totaux étaient placés sous le commandement du capitaine Rabah Bouadou, avec comme lieu d’action, le secteur Chellala, Bogharie, Berrouaghia. Plus au nord, dans le secteur d’Aumale, une soixantaine d’hommes combattaient sous les ordres d’un sous-lieutenant. Au sud Géryville était tenue par un second sous-lieutenant avec une centaine de combattants. Un adjudant et 50  hommes occupaient le quatrième secteur important, celui du Djebel Sahary. Ajoutons un nombre indéterminé de patrouilles, une dizaine d’hommes au maximum qui parcouraient toutes ces régions ayant pour mission le maintien de l’organisation civile qui doublait l’organisation militaire, le renseignement, etc, etc…
Quant au chef de Foudj Mohamed Bellounis, accompagné d’un groupe de protection, d’une vingtaine de membres, il se déplaçait lui-même dans les secteurs, contrôlant incessamment, décidant des nouvelles mutations d’effectifs et d’officiers, ordonnant l’offensive ou le repli dans un autre lieu, promettant « l’œil du maître » sur tous et tout et n’hésitant pas à payer de sa personne si le hasard faisait coïncider son arrivée avec un accrochage.


On put le voir lors d’un combat porter sur son épaule un blessé, tandis qu’il avait juste reçu une balle dans l’aine. Ce courage sans limite n’entrait pas pour peu dans l’admiration que les combattants des montagnes, avertis en la matière, lui portait.
Particulièrement rusé et compétant, tenant ses troupes bien en main, le futur chef de l’ANPA, malgré sa faiblesse d’armement était alors meurtrié pour les troupes françaises. De sanglants accrochages marquèrent cette époque. De furieux combats ont lieu dans le Djebel Nador. Au  Djebel Dira, un convoie d’Etat major tombe dans une embuscade et subit de très lourdes pertes. Paul Gazelles est attaqué, les villes d’Aumale et Bou-Saâda sont harcelées à plusieurs reprises, etc, etc…
Ménageant peu les français qui lui rendaient bien, Bellounis menait alors la guerre sur 2 fronts. Les groupes armés du FLN ne lui laissaient en effet aucun répit. Du Nord, de l’Ouest et de l’Est après la défection de El Haouas, ils cherchaient sans relâche à s’infiltrer dans ses positions, accrochant sans cesse les combattants MNA. Lutte sourde, super-clandestine pourrait-on dire et d’autant plus meurtrières que des deux côtés, on connaissait également bien le terrain, les méthodes rusées de la guérilla- dresser silencieusement l’embuscade nocturne au flanc du Djebel- et qu’on se ménageait des complicités parmi la population. Il va sans dire que les civiles payaient leur lourd tribut à cette guerre partisante. La piété était exclue de ces combats et les frontistes égorgeaient même les morts. Le trop célèbre Amirouche donna plus tard des ordres afin que parmi ses troupes, chaque unité de 11 hommes il y avait un égorgeur avec un assortiment de couteaux.


Mohamed Bellounis contenait de plus en plus difficilement les tentatives répétées du FLN pour le supprimer lui et ses troupes, ses ennemis étant de ce côté également, doté d’un armement supérieur. Cependant les frontistes, énervés de cette résistance à leur volonté de domination déclenchèrent aux premiers mois de 1957 une offensive généralisée et concertée sur le pourtour de la zone contrôlée par les groupes MNA. Les régions de Géryville, Boghari (par Si Mourad), Bouira (par Lakhar El Tablati), M’Sila (par Amirouche), Bou Saâda (par El Haouas) subirent les assauts de « Katibas » FLN.
Les services de renseignements français n’ignoraient pas le développement de cette situation. Ainsi, les autorités militaires décidèrent naturellement de profiter de ces dissensions pour liquider une partie de leurs ennemis. Exploitant les conséquences de l’action forcenée du FLN, les troupes françaises frappèrent dans le même temps, à coups redoublés sur les unités de Bellounis. Dans le Djebel Nador, par exemple, ces dernières étaient accrochées toute la nuit par les frontistes, lesquels disparaissaient à l’aube, mais pour être bientôt remplacés par les français qui, eux, ne se retiraient qu’au soir. Et cela, pendant plusieurs jours quelques fois !
Le foudj de Bellounis ne put supporter ce train sans subir de très sensibles pertes. Finalement en mai 1957, le chef n’a plus qu’une centaine d’hommes sous ses ordres. Le capitaine Bouadou a perdu les 9/10 de ses combattants. Les autres secteurs sont également très touchés.


Pour combler le malheur de mauvaises nouvelles arrivèrent du foudj de Ziane. Ce dernier était tombé, en plein combat, au cours d’un accrochage avec les légionnaires du capitaine Planteau. Ses troupes passèrent automatiquement sous le commandement de son Adjoint Amor Driss. Sans doute, Driss préparait sa manœuvre depuis longtemps. Le fait est que presqu’aussitôt, il se rallia au FLN, plaçant ses hommes et sa personne aux ordres du « bikbachi » Aïssa, chef frontiste subordonné de Si Mourad, Commandant de la Wilaya Est-Oranaise. Le foudj de Ziane était composé d’éléments MNA convaincus. Ils le prouvèrent plus tard et nous y reviendrons. Mais le FLN travailla habillement   et activement : encadrement immédiat par des officiers frontistes sûrs, importés de l’Ouest, dispersions et éloignements des lieutenants de Ziane qui paraissaient douteux. Le colonel Aïssa s’installait lui-même à El Gaada d’Aflou, pointe nord est du Djebel Amour. La crainte d’être livré au couteau fit taire les hommes. Quant aux officiers, une méfiance compréhensible les fit se cantonner dans une prudente approbation quand bien même se n’était pas leur sentiment profond. L’opposition unanime qui se fera jour plus tard ne pouvait s’affirmer sans de longues discussions clandestines qui leur semblait pour le moins dangereux d’engager sans précautions préalables. Mais quelles qu’en soient les raisons, c’était un fait : le FLN avait tourné Bellounis vers le sud. Amirouche et Lakdhar El Tablati au Nord, El Haouas à l’Est, Mourad et Aïssa au sud ; le cercle était fermé.


Ainsi qu’il a été dit, le chef du foudj Mohamed Bellounis dépendait, au moins théoriquement de la direction politique du Mouvement National Algérien. Quelle aide pouvait-il attendre de ce dernier en ce moment ? Si en France le MNA conservait sa force et dans une certaine mesure une prépondérance sur le FLN, en Algérie son organisation politique était très affaiblie. La répression française et les liquidations physiques frontistes l’avaient décimé. Zitouni, Mustapha Ben Mohamed, Rafa et les autres hommes de valeur qui avaient su maintenir et diriger au travers de toutes les vicissitudes, l’organisation messaliste en Algérie, avaient à leur tour arrêtés et emprisonnés.
D’autre part, la nécessité de posséder un visa pour se rendre en Algérie rendait très difficile aux MNA de France l’envoi d’hommes, quand bien même simples émissaires ou commissionnaires, de l’autre côté de la méditerranée. Par ailleurs la police elle aussi ne chômait pas et très nombreux étaient les dirigeants messalistes incarcérés à Paris, Lille, Lyon, etc, etc…
En Algérie donc, si le MNA clandestin subsistait, il n’était pas en mesure d’apporter un concours efficace ou simplement appréciable à Bellounis. Ce dernier, qui ne manquera pas par la suite de reprocher cette défection aux politiques, ne pouvait donc compter que sur lui et ses forces pour faire face à la situation dramatique dans laquelle il se trouvait. Acculé de tous les côtés par les frontistes, durement frappé par les français, voyant ses troupes fondre de jour en jour, qu’allait faire Mohamed Bellounis ?

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